Dominique de Font-Réaulx est conservateur général et directrice de la médiation et de la programmation culturelle au musée du Louvre
Dès son invention à la fin des années 1830, la photographie a mis en œuvre un rapport neuf, presque magique, au réel et à sa reproduction. Les critiques d’alors l’ont vue comme un défi à la peinture, à l’intention naturaliste de l’art pictural occidental qui plaçait la ressemblance au cœur du génie artistique. On se souvient de l’anathème, sans doute apocryphe, du peintre Paul Delaroche (1797-1856), lancé en 1839, peu de temps après la présentation de l’invention de Louis Jacques Mandé Daguerre (1787-1851) par le physicien François Arago (1786-1853) : « De ce jour, la peinture est morte ! » Il n’en a, fort heureusement, rien été. Au fil des décennies, peinture et photographie ont coexisté au sein de la création artistique, offrant souvent aux créateurs un double aller et retour entre les deux modes de conception, au-delà de toute inféodation réciproque (1). Bien que souvent, notamment au XIXe siècle, dissimulée par les peintres qui l’employaient, la photographie ait permis, au-delà du seul modèle à copier, la révélation d’un lien inédit au temps et à sa perception, ouvrant vers une narration singulière, permettant la conception de séries. Ses réussites comme ses accidents, le flou ou la superposition notamment, ont donné aux artistes la possibilité de représentations nouvelles, impossibles à percevoir grâce à la seule observation du réel, mais que la médiation photographique faisait naître (2). Promue par Daguerre lui-même pour sa fidélité exacte à la réalité, la photographie joua très tôt, dès ses premières images, de l’effet de distorsion à une figuration réaliste. Ce fut dans cet espace mental créé entre l’exactitude attendue – prétendue par les uns, vilipendée par les autres, mais toujours, aujourd’hui encore, reconnue par tous comme allant de soi – et les possibilités de transformation qui s’offraient aux photographes d’hier, et d’au- jourd’hui, qu’a pu naître une conception photographique créative, se jouant des effets de perception et fournissant à l’art pictural de nouveaux exemples. La nécessité de composer avant la prise de vue la scène à photographier a contraint les premiers photographes à imaginer leur sujet plutôt qu’à l’imiter. Les premières natures mortes de Daguerre et de ses disciples, variations sur l’espace de l’atelier de l’artiste, organisaient en un subtil arrangement les objets présents – plâtres, estampes, miroirs, coquillages.
L’obligation de maîtriser la source lumineuse, afin qu’elle soit assez présente pour permettre une impression de la plaque métallique, du papier, puis du verre, sans pour autant aplatir le tableau ainsi formé et le noyer dans un ensemble gris et indistinct, demanda aux photographes d’accorder aux ombres et à la lumière une attention aiguë, proche de celle qu’employaient alors les décorateurs de théâtre. Pour les photographes comme pour les décorateurs, souvent également metteurs en scène, la lumière n’était pas un accessoire, mais la condition de l’apparition, de la révélation, de l’objet montré. Sa maîtrise devint ainsi, pour les opérateurs photographiques, l’occasion de valoriser leur virtuosité. Ainsi, les premières reproductions photographiques d’œuvres peintes constituèrent, faute de l’existence alors de la lumière égale, en puissance et en intensité de l’électricité, de véritables tours de force. L’interprétation, grâce au daguerréotype, par Gustave Le Gray (1820-1884) du grand tableau de Jean-Léon Gérôme (1824-1904), son ami et condisciple dans l’atelier de Delaroche, Anacréon, Bacchus et l’Amour (huile sur toile, 1848, Toulouse, Musée des Augustins), signa une double reconnaissance des deux jeunes artistes, le peintre et son photographe. Malgré les nuances claires de la toile, malgré ses dimensions importantes, Le Gray était parvenu à rendre le chef-d’œuvre de Gérôme avec fidélité. Plus encore, le daguerréotype exaltait le sens de la ligne du peintre. Ce dernier sut s’en souvenir toute sa vie durant et profita de la photographie pour valoriser ses œuvres, avec un talent tout à la fois artistique et financier (3). Perfectionnant l’invention photographique de Nicéphore Niépce (1765-1833) après leur association en 1829 et surtout après la disparition de son partenaire en 1833, Daguerre avait fait le choix d’une image claire et précise que la plaque en cuivre du daguerréotype permettait d’obtenir. Bien que cette première technique photographique, pénalisée par l’impossibilité de reproduire l’image créée, ait disparu dès la fin des années 1850, le daguerréotype fixa les canons de l’esthétique photographique, associant la fermeté des contours et l’éclat de leur mise en lumière (4). Au début des années 1850, la mise au point du collodion permettait d’obtenir les mêmes qualités tout en offrant la reproductibilité des épreuves. Souhaitant offrir des modèles aux artisans décorateurs, Charles Aubry (1811-1877) conçut un ensemble de natures mortes photographiques où il associait plantes, fruits, modèles en plâtre (5). Il avait fait le choix de les prendre devant un fond vide, uniforme, sur lequel fruits et fleurs se détachaient. Son usage de la lumière lui permit, dans la plupart des épreuves, de gommer l’ombre des végétaux, renforçant ainsi leur présence, au premier plan des images. Inspirées certainement des peintures de fleurs hollandaises et, plus proches, des tableaux de fleurs qu’Eugène Delacroix (1798-1863) avait présentés au Salon de 18496, les photographies d’Aubry faillirent à faire la fortune de leur auteur. En revanche, elles contribuèrent à nourrir la conception des natures mortes d’Édouard Manet (1832-1883) ou d’Henri Fantin-Latour (1836-1904), qui firent leur cette double maîtrise des contours et de la lumière (7).
Les premières décennies de la photographie furent marquées par la quête d’une saisie la plus rapide possible de la réalité et de son agitation. Réduire les temps de pose nécessaires à la prise de vue constitua l’obsession des premiers photographes ; ce fut, déjà, par cette promesse que Daguerre avait convaincu Niépce de s’associer avec lui – la première épreuve de la vue de la fenêtre du Gras, la propriété bourguignonne de son auteur, avait été obtenue après près de soixante-douze heures de pose ; elle montre les ombres des bâtiments, ayant tourné avec le soleil (8). Très vite, dès le tout début des années 1850, les photographes avaient obtenu des temps de pose de quelques secondes seulement, puis, à partir des années 1870, couramment inférieurs au dixième de seconde (9). Une reproduction instantanée de l’animation et du tohu-bohu du monde était dès lors possible. Mais cette quête était vaine. Quelque fût la durée du temps de pose, la photographie échouait à représenter le mouvement et son défilement. Loin de les figurer dans leur succession déliée, elle les arrêtait, formant un geste suspendu, une attitude figée. Ce fut le cinéma qui, à partir du début des années 1890, offrit le spectacle d’une société mobile. À nouveau, cet échec, loin de constituer une aporie, avait offert d’autres développements possibles à l’art photographique. Le mouvement continu du temps échappait à la conception photographique ; en revanche, elle permettait d’arrêter, en autant d’images, la succession des instants le composant, offrant à ces derniers, souvent passés inaperçus, une existence durable. Le 26 novembre 1854, André Adolphe Eugène Disdéri (1819-1889) déposait le brevet d’invention «pour le perfectionnement de la photographie», permettant de produire jusqu’à dix épreuves à la fois. Il tirait parti des temps de pose réduits pour faire des portraits vivants de la bonne société et inventait ainsi un genre photographique fructueux : la carte de visite. «Un des premiers usages que j’ai fait de ces perfectionnements a été de les appliquer aux cartes de visite portrait. Dans ce but, je fais poser la personne une ou plusieurs fois, car, comme [il] suffit avec le collodion d’une ou deux secondes, la même personne peut poser dans plusieurs positions sans être fatiguée. Enfin, je forme mon cliché avec dix sujets semblables ou différents, puis je tire mes épreuves sur papier ; lorsqu’elles sont terminées, je les sépare en coupant le papier et je le colle derrière les cartes de visite (10).» Par leur désir de démontrer leur habileté technique grâce au rendu des instants les plus fugaces, les photographes créèrent de nouvelles images d’un paysage saisi dans sa transformation même. Les travaux du Normand Auguste Autin (1809-1889) cherchèrent à rendre avec le plus de justesse possible le ciel marin. Membre de la Société française de Photographie, il envoya à l’association son Coucher de soleil pris en octobre 1861 à cinq heures du soir afin de montrer sa dextérité. La précision de l’heure et de la saison valorisait l’exploit technique accompli, mais également, en mentionnant cette référence, soulignait que le paysage reproduit était différent de celui qu’il avait été à la minute qui précédait comme de celui qu’il aurait pu être à la minute qui aurait suivi immédiatement la prise de vue. La photographie introduisait un nouveau rapport au temps liant durée et image ; elle ouvrait sur l’idée de série. Il est probable que le jeune Claude Monet (1840-1926), havrais comme Autin, vit les épreuves de ce dernier. Les frêles silhouettes poussées par le vent qu’il peignit en 1866 dans une toile figurant la jetée de sa ville natale évoquaient les ombres un peu floues des promeneurs qu’Autin avait photographiés sur le ponton du même port (Claude Monet, La Jetée du Havre par mauvais temps, 1866, huile sur toile, collection particulière). Chaque instant constituait à lui seul un monde de représenta- tions (11). Nul mieux que Roland Barthes n’a su exprimer ce lien singulier que la photographie, art mimétique de la fixité, entretient avec le temps (12). Chaque instant photographié est un instant disparu, impossible à faire revivre, mais il est aussi un instant conservé, arrêté, dans le courant de la vie et de l’espace, lieu et temps. Sa Chambre claire, marquée par la douleur que le philosophe éprouva après la mort de sa mère, peine à la fois ravivée et consolée par l’observation des portraits photographiques de cette dernière, met en évidence cette inscription de la photographie dans le passé, le fameux « ça a été ». Elle exalte également la capacité de l’art photographique à s’inscrire dans la narration ; la succession des instants arrêtés par la photographie, si elle ne reconstitue pas la réalité du mouvement, permet de faire récit, imaginaire ou réel, remémoré ou inventé. Photographier est acte de souvenir ; on ne peut s’étonner que l’invention ait été fille de ce siècle mémorialiste que fut le XIXe siècle. Il nous semble que dans son art à croiser les disciplines – peinture, photographie, vidéo –, Hélène Marcoz se souvient, avec talent, de cette perception singulière du temps par la photographie. Elle évoque par sa série Still alive les transformations successives des bouquets composés, de leur éclosion à leur flétrissure, superposées en une seule image. Elle sait que l’art photographique est toujours moins un art de l’exactitude, comme nous nous plaisons, insensés !, à le croire, mais un art de la métamorphose (13). Un art qui offre de créer des êtres fantomatiques, dotés de plusieurs bras, jambes, visages, estompés, formés par les personnes qui se sont assises sur la même chaise de sa Salle d’attente ; un art qui défie les lois de l’architecture en creusant d’ombres nouvelles la pierre et le béton, faisant ainsi naître des édifices irréels mais bien présents. Dans la série d’œuvres exposées pour la première fois au Palais des Beaux-Arts de Lille et que ce catalogue célèbre, D’après, Hélène Marcoz évoque, aussi, les relations subtiles de la photographie avec le théâtre ; elle met en scène la présence, nécessaire, du spectateur devant la toile peinte comme devant l’image photographique, image toujours performée, suivant le joli mot de Michel Poivert, et que le regard de l’observateur, seul, rend présente.
Dominique de Font-Réaulx, 2020
1. Voir Dominique de Font-Réaulx, Peinture & photographie. Les enjeux d’une rencontre, Paris, Flammarion, 2012, réédité en 2020.
2. Voir, Clément Chéroux, Fautographie. Petite histoire de l’erreur photographique, Crisnée, Yellow Now, 2003.
3. Voir, sous la direction de Laurence des Cars, Dominique de Font-Réaulx et Édouard Papet, Jean-Léon Gérôme (1824-1904). L’histoire en spectacle, Paris, Musée d’Orsay/Flammarion, 2011.
4. Voir sous la direction de Quentin Bajac et de Dominique de Font-Réaulx, Le daguerréotype français, un objet photographique, Paris, Réunion des musées nationaux, 2003 et Paul-Louis Roubert, L’image sans qualités, Paris, Éditions du Patrimoine, 2007.
5. Voir Sylvie Aubenas et Anne McCauley, Charles Aubry photographe, Paris, Bibliothèque nationale de France, 1996.
6. Voir, sous la direction de Christophe Leribault, Des fleurs en hiver, Paris, Éditions du Louvre/Éditions du Passage, 2012.
7. L’étude sur les liens entre Édouard Manet et la photographie est encore à venir. La récente redécouverte au musée de Grenoble du fonds de photographies, essentiellement des nus féminins, collectées par Henri Fantin-Latour du début des années 1860 à sa mort, éclaire d’un jour nouveau la conception picturale de l’artiste. Ces éléments ont été évoqués dans
le catalogue À fleur de peau, sous la direction de Xavier Rey, édité par la Réunion des musées nationaux en 2016. L’exposition a eu lieu à l’Orangerie du Sénat, puis au musée
des Beaux-Arts de Grenoble.
8. Cette première épreuve photographique, datée de 1826, est conservée à l’Université d’Austin, Texas.
9. Voir Sylvie Aubenas et André Gunthert,
La Révolution de la photographie instantanée, 1880-1900, Paris, Bibliothèque nationale de France, 1996.
10. Voir à propos de Disdéri, les ouvrages d’Ann McCauley, A.E.E. Disdéri and the Carte de Visite Portrait Photograph, Londres, New Haven, Yale University Press, 1985 et Industrial Madness, Commercial Photography in Paris, 1848-1871, Londres, New Haven, Yale University Press, 1994 ; ainsi que
Sylvie Aubenas, «Le petit monde de Disdéri. Un fonds d’atelier du Second Empire», Études photographiques, n°3, novembre 1997.
11. La photographie, en ouvrant à ces nouvelles représentations, créait autant de traces dont les artistes se sont emparés. Sur cette conception de la trace, au-delà
du modèle, les travaux du philosophe Carlo Ginzburg sont très éclairants. Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes et traces, Paris, Flammarion, 1989.
12. Roland Barthes, La Chambre claire, Paris, Gallimard, 1980.
13. Cet «insensés !» est une évocation
à la phrase élégante mais complexe, et volontairement sibylline, de Charles Baudelaire dans son Salon de 1859, «Le public moderne et la photographie» : «Un Dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude. Daguerre fut son Messie. Et alors elle se dit : “Puisque la photographie nous donne toutes les garanties désirables d’exactitude (ils croient cela, les insensés !), l’art, c’est la photographie.”»
©adagp-Hélène Marcoz