Héloïse Pocry est historienne de l’art et auteur
Si la photographie signifie étymologiquement «écriture de lumière», son principe chimique est similaire au principe physique de l’ombre : une molécule intercepte les rayons lumineux et une réaction est observable. Les ombres sont les projections modelées par la lumière de chaque objet, vivant ou inerte, mais sont elles-mêmes des absences de lumière, ou plutôt des creux ouverts dans la lumière, des brèches par lesquelles les mystères cosmiques s’engouffrent. Elles sont intrinsèques à la condition terrestre et font tellement partie de notre paysage familier que, la majeure partie du temps, nous n’y faisons pas attention. C’est justement ce leurre que le spectateur de la série Concrete Jungle d’Hélène Marcoz est appelé à déjouer. Cette série nécessite du spectateur une acuité encore décuplée par rapport à des séries antérieures de l’artiste, par la banalité de l’ombre dans notre quotidien et par le biais supplémentaire que des ombres dédoublées se produisent fréquemment dans nos univers électrisés (dès que plusieurs sources lumineuses éclairent un même espace). Pour détecter le stratagème de l’artiste dans ces images, le spectateur doit être attentif, très attentif.
Les architectures sont ici froides de béton et vides de toute présence ou activité humaine. Seules les plages d’ombres viennent adoucir la netteté angulaire, et c’est alors que le spectateur remarque les couleurs qui surgissent de la grisaille. Les ombres en surimpression les unes sur les autres égaient une subtile richesse de tons. Le procédé photographique révèle dans un fondu enchaîné la course du soleil, hors champ suprême, et le temps qui passe chaque jour dans nos vies. Toutes ces ombres portées prennent corps dans l’espace, en surlignent et en émoussent des contours construits. L’inéluctable de la nature vient ainsi sublimer la volonté humaine.
Les ombres sont nos doubles en nuances de gris et de noirs, ce qu’il reste de nous après le soleil, ce sont des extensions de nos corps en négatif, nos formes aplanies et projetées en deux dimensions, des nous-mêmes pas tout à fait nous-mêmes, et c’est là le prodige qui nous surprend encore et toujours si l’on se rend disponible à la poésie des petits riens. L’ombre propre aussi bien que l’ombre portée sont indispensables à la représentation de la troisième dimension et donc de l’espace, alors même que l’ombre est elle-même une projection plane du relief. Ceci n’est pas l’unique contradiction du phénomène.
L’ombre est à la fois rassurante et inquiétante. Elle est rassurante d’une part parce qu’elle appartient à notre environnement habituel en tant que manifestation de la rotation terrestre autour du soleil et d’autre part parce qu’elle peut devenir un amusement (que l’on pense aux jeux de mains enfantins devant une veilleuse avant de s’endormir). Elle est en revanche inquiétante par le fait qu’elle transforme les formes originelles en d’autres formes (notion d’altérité), qui plus est mouvantes (notion d’instabilité), et qu’elle peut même devenir le seul indice d’une présence invisible, la présence d’une absence (notion d’irréalité). Son ambivalence fait de l’ombre un parfait ressort dramatique dans tous les arts.
Les ombres comptent parmi les muses de la photographie, avec ses ancêtres de théâtre d’ombre et de silhouettes découpées, mais aussi par la récurrence de l’autoportrait en ombre (volontaire ou accidentel) chez nombre d’artistes et notamment de photographes (1) . La présence d’un auteur dans une œuvre par l’intermédiaire de son ombre insiste non seulement sur l’auctorialité et l’autoréflexivité, mais intercède en faveur de la relation directe du spectateur à l’œuvre, le spectateur se tenant précisément à la place de l’auteur, dont l’ombre devient ainsi un double universel. Dans le travail d’Hélène Marcoz pour la série Concrete Jungle, l’auteure n’a pas inclus son autoportrait ombré, mais c’est bien dans les ombres que l’auctorialité se donne à voir et offre au spectateur un espace-temps de projection au-delà du plan de l’image, sur l’écran multidimensionnel de l’imaginaire.
Héloïse Pocry, 2015
1 Cf. Victor Stoichita, Brève histoire de l’ombre, Genève, Droz, 2000.
©adagp-Hélène Marcoz