L’intention se révèle dans l’artifice, Liliana Albertazzi

Liliana Albertazzi est docteur HDR, professeur d’esthétique attachée à la Direction des Arts Plastiques au Ministère de la Culture

«J’émets le vœu que la photographie, au lieu de tomber dans le domaine de l’industrie, du commerce, rentre dans celui de l’art.» (Gustave Le Gray.)

Que faudrait-il à un objet, à un paysage, à un tirage photographique pour devenir de l’art ? L’objet ordinaire, posé par hasard sur un meuble, se détache-t-il des autres objets ? En dehors des points de vue précadrés que l’on trouve au détour d’une route, affichant le panneau « Vue panoramique », qu’est-ce qui fait qu’un paysage devient un objet esthétique ? Et, à l’époque où tout supermarché qui se respecte propose le tirage de nos prises photographiques grâce à un câble connectant la machine au téléphone, comment celui-ci se différencie-t-il d’une œuvre ? La réponse restera toujours la même : l’intention que l’artiste adresse au spectateur. Mais, la question a été soulevée par les œuvres des avant-gardes, comment reconnaîtrons-nous l’artiste libéré des règles académiques, dont l’obéissance exprime son talent ? Il donnera à voir l’artifice pour libérer le regard du spectateur afin qu’enfin il apprenne à voir.

Et à Walter Benjamin d’identifier ce qui à l’époque de la reproductibilité technique, montre que l’art, éclairant le sensible, officialise son dessein politique. Ce rôle est apparu de manière constante à travers l’histoire de l’art, les grands maîtres l’ont bien compris, et en détournant les moyens artistiques, ils visaient l’ambition d’un regard qui se décale. Un chien à peine esquissé chez Vélasquez ; une chaise dont la structure s’effiloche chez Rubens ; une atmosphère diluant la matière chez Turner ; des touches de couleurs diverses et rapprochées chez Monet ne faisant sens qu’au prix d’un déplacement du spectateur pour restaurer les figures ; ou, enfin, un collage de papiers et d’objets divers remplaçant le recouvrement de la peinture par le découvrement des moyens artistiques, et, ouvrant à l’observation du quotidien, signifiant par lui-même : ces quelques exemples montrent le projet de l’art, celui qui se révèle par l’intention des artistes de faire voir au-delà des accoutumances, au-delà des apparences. Hélène Marcoz assigne ce fondement au pouvoir de survivance que les œuvres détiennent.

Et nul doute que la visibilité de l’entreprise a considérablement joui de la confrontation de nouvelles techniques, telles que la photo et le cinéma, avec l’histoire de l’art. Les subterfuges, les montages qu’elles autorisent, alertent sur des ruses bien ficelées pour que, d’une part il nous soit permis d’imaginer l’inimaginable, et pour que, d’autre part, il nous soit impératif d’aiguiser les sens pour échapper à la manipulation. Dans son mécanisme impeccable, la technique ne forge pas la supercherie ni le mensonge, mais elle multiplie les occasions de fabriquer l’illusion et de la démonter. Avant l’essor de la technologie dont le processus complexe demeure opaque, l’implacable logique de la technique, encore linéale et visible au XIXe siècle, demeurait intelligible, et ainsi son procédé, démontable. Dès lors, Benjamin espère que cette levée de rideau contribue à faire comprendre à la masse qu’elle peut aussi dénouer les faux-semblants machinés par la démagogie des puissants. Les œuvres des avant-gardes, notamment celles de Dada, récupéraient l’efficacité politique de la stratégie technique et relevaient le rôle à jouer par cette intention de révéler que seul l’artiste investit.

Chez Hélène Marcoz, cette intention demeure l’axe majeur de son projet. «Ce qu’elle veut» de chaque série n’est pas seulement annoncé dans sa présentation, c’est aussi ce qu’elle déploie dans l’immanquable anticipation des procédés utilisés. A contrario de l’éventuelle captation instantanée de la photo- graphie, elle choisit de s’appuyer sur la capacité du tirage argentique à enregistrer une mémoire des images imprimées. Contemplant ainsi la durée, le temps se rend palpable. Comme si Bergson lui-même avait soufflé à son oreille, tel l’ange à celle de Tobias, une répétition ininterrompue des titres de ses livres – Durée et Simultanéité, La Pensée et le Mouvant, L’Évolution créatrice, Matière et Mouvant –, ces concepts s’égrainent assidûment tout au long de ses propositions photographiques. Dans cette complicité se lit autant l’ambition de notre photographe que l’intuition esthétique de Bergson auprès des inventeurs qui lui étaient contemporains. En effet, le philosophe va jusqu’à comparer le travail de l’artiste au bain photographique où l’on plonge le film pour faire apparaître l’image, car l’artiste se conduit comme le produit chimique : emmagasinant, agissant et révélant. Il rend possible la perception, celle de celui qui regarde. Nous pourrions enchaîner les références à la philosophie qui traque la vérité et qui, surtout dans la première moitié du XXe siècle, s’est tellement attachée à comprendre cette expérience phénoménale que l’artiste ne cesse de déplier. Le regard d’Hélène Marcoz, cependant, va aux pionniers de la photographie et notamment à Gustave Le Gray qui faisait le vœu d’une photographie entrant dans le monde de l’art plutôt que dans un circuit utilitaire ou commercial.

Et si, depuis, la photographie est devenue un outil indispensable à l’expansion du marketing et de la consommation tout comme un pinceau l’est à celle du bâtiment, la technique photographique est devenue également le garant d’un regard du regard. La manipulation des temps de pose, l’assemblage, le photomontage, affichent l’intention des artistes les adoptant pour orienter la réception vers ce qui n’est pas évident.

Ici, dans un contexte de dialogue avec les œuvres du musée, autrement dit avec la constitution d’une collection et l’héritage du regard qu’elle façonne, Hélène Marcoz opère une sorte de coupe transversale dans ce que l’on a reçu en patrimoine. En rendant hommage à Le Gray à travers ses Marines et ses Études de nuages ainsi qu’à la place singulière qu’elles occupent dans son travail, elle met en avant le lien entre les œuvres, ce qui est donné à voir au spectateur. À la fin des années 1850, le photographe choisissait de manipuler artificiellement deux négatifs, l’un pour le ciel et l’autre pour la mer ; son intention était de reconstituer la mémoire sensible du spectateur qui réagit plus aux impressions de lumière qu’à la reproduction d’une image. Le montage de Le Gray pourrait être considéré comme trompeur aux yeux de la technique, mais il est absolument véridique vis-à-vis de la captation de la durée où se logent les images. Bergson rappelait également que les images enregistrent « les changements plus ou moins longs auxquels nous assistons en nous et dans le monde extérieur» tout en prenant place «dans un seul et même temps» (Bergson, La Pensée et le Mouvant).

Dans le travail rétrospectif des œuvres présentées dans le Palais des Beaux-Arts de Lille, nous assistons à toute la démarche du déplacement que notre artiste étale. Déplacement spatial du regard dans Si j’étais le point de vue ; déplacement virtuel entre les Cartes à gratter et les images qu’elles véhiculent ; déplacement des instants du mouvement dans les surimpressions des drapeaux; déplacement subtil dans les « transformations silencieuses» (nommées par François Jullien) que la vie accuse en s’écoulant dans les Still alive ; enfin, déplacements esthétiques spatio-temporels, comme dans les incrustations du spectateur dans les tableaux D’après les maîtres des collections du musée. Jusque-là, Hélène Marcoz emmagasine, agit et révèle. Jouant de son savoir-faire technique, elle récupère « les images perçues quand j’ouvre mes sens, inaperçues quand je les ferme» (Bergson, Matière et Mémoire). Il n’en demeure pas moins que leur mémoire persiste dans le tirage, agissant et réagissant « les unes sur les autres dans toutes leurs parties élémentaires selon des lois constantes». De ce fait, «comme la science parfaite de ces lois permettrait sans doute de calculer et de prévoir ce qui se passera dans chacune de ces images, l’avenir des images doit être contenu dans leur présent et n’y rien ajouter de nouveau» (Bergson, op. cit.).

Dans l’hommage à Gustave Le Gray, la vidéo Marine(s) ramasse ces déplacements au présent comme un témoignage poignant de ce que l’artifice convoque. Car, en maniant, en transposant et en combinant, son mentor altérait déjà l’unicité des prises de vue avec l’intention d’orienter le regard du spectateur vers ce que l’art fait voir. Comme lui, Hélène Marcoz s’empare de l’évolution technique – «technologique» devrions-nous dire pour ces prises numériques – pour faire jouer le montage, pour désenclaver le paysage du site et le loger désormais dans le sensible. Les allées et venues des vagues, la lumière du jour et ses ombres, les mouettes ponctuant le ciel, la marée montant et descendant, proviennent également de différents bords de mer. Ils se juxtaposent intentionnellement dans un montage en boucle dont même les indices de l’artificialité sont laissés à l’épreuve de l’attention. Le mouvement de la vidéo est le mouvement animé par le montage. « Les deux bandes, ciel et mer, sont autonomes », dit-elle. Et elles sont reconfigurées par le même principe que les formes rythmiques des paysages du lac de Genève de Ferdinand Hodler, où le contexte de la naissance de l’abstraction était à l’œuvre. À l’instar du (s) collé à Marine, on dénote ici l’abstraction d’un terme générique. Réduction ou épanouissement, cette convergence du paysage vers son trait le plus puissant et abstrait, l’horizon, renvoie à tous les possibles. L’homme conscient de sa responsabilité dans la cité pourra envisager d’autres possibles, et, à ce titre, Benjamin s’empare du montage pour déceler la voie de l’action. Celle-ci engage l’artiste et le spectateur dans l’agissement, l’œuvre qui en résulte aura perdu son aura et sa tour d’ivoire. Le «parfait flâneur» esquissé par Baudelaire repérera des nouveaux possibles « dans le fugitif et dans l’infini ».(Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne).

À la fin des années 1850, le désir de changer le monde émerge, et Le Gray réalise ses Marines. Pour sa part, Baudelaire «s’incruste» dans l’Atelier du peintre de Courbet (1855), tout comme les regardeurs d’Hélène Marcoz s’incrustent dans les tableaux de la collection de Lille. Juste après, la réponse des peintres impressionnistes verra le jour et soulèvera le regard rétrospectif, chez Bergson d’abord (né en 1859) et à la génération suivante chez Benjamin (né en 1892), traducteur de Baudelaire et contemporain des avant-gardes. Il serait précipité de fermer la boucle trop vite, mais quand bien même il serait opportun de considérer qu’à partir de 1860 l’histoire des influences s’inverse, les photographes regarderaient moins les peintures et les peintres regarderaient davantage la photographie qui autorise le déplacement.

Cette promenade dans la belle collection du Palais des Beaux-Arts de Lille demeure avant tout une promenade de flâneur, «un kaléidoscope doué de conscience» (Baudelaire, op. cit.) qu’Hélène Marcoz endosse.

Liliana Albertazzi, 2020

©adagp-Hélène Marcoz