Le regard touchant, Héloïse Conesa

Héloïse Conesa est conservatrice du patrimoine, chargée de la collection de photographie contemporaine au département des estampes et de la photographie à la Bibliothèque Nationale de France

La perte de l’aura provoquée par la reproductibilité du médium a souvent refusé à la photographie sa possible « incarnation » dans une matérialité étrangère à son essence. Désacralisé, manipulé et mal conservé, le tirage photographique a mis du temps à être l’objet de la même injonction faite aux visiteurs des galeries de peinture : «Ne toucher qu’avec les yeux». L’expression suggère qu’au-delà de la vue, l’œil peut convoquer le tactile ou plus justement « l’haptique » qui désigne à la fois le toucher et les forces qui s’y développent. Tel que défini par Gilles Deleuze dans Francis Bacon, logique de la sensation, l’haptique permet à la vue de découvrir «une fonction du toucher qui lui est propre», capable de saisir «le fait pictural venu de la main». La vision haptique renvoie ainsi à l’aspect palpable des choses qui figurent sur la toile, mais aussi à la nature même de la matière picturale. Si, pour Jeff Wall, la matière picturale a un effet anachronique sur le spectateur d’aujourd’hui, cet écueil est franchi par la photographie en raison d’une «matérialité mate» que pointe Régis Durand dans Un art incertain. Mutations de l’image photographique. Mais à quoi renvoie l’idée de toucher avec les yeux en photographie ? Peut-être à l’exploration de cet interstice où l’œil du photographe s’approprie le monde qui s’offre à lui en marquant justement l’écart qui les unit, celui où l’œil touché de l’opérateur devient à son tour touchant. Si la photographie peut sortir du carcan de sa définition matérielle première – un tirage lisse et bidimensionnel – et s’envisager comme une image tactile, c’est peut-être, comme le disait Walter Benjamin dans sa Petite histoire de la photographie, qu’« elle seule peut nous renseigner sur cet inconscient de la vue, comme la psychanalyse sur l’inconscient des pulsions». Si les œuvres d’Hélène Marcoz font certes appel à une mémoire visuelle, iconographique de la peinture, elles sollicitent davantage encore la mémoire haptique du pictural qui a stocké les informations sensorielles spécifiques au toucher. Dès lors, interroger la matière photographique dans un dialogue sensible avec le ressenti pictural permettrait de construire différents niveaux visuels à même de révéler l’ambiguïté du visible.

À la source de la photographie, il y a la volonté de rendre visible l’invisible et palpable l’intangible de la lumière, en activant un contact entre une source lumineuse, un objet et un papier photosensible. L’empreinte ainsi figée est bien la première épiphanie matiériste de la photographie. Dans sa série des Diapos de peau, Hélène Marcoz propose de revisiter en l’inversant ce processus, puisqu’elle ne part pas d’un photogramme mais d’une empreinte directe du relief de sa peau sur une fine pellicule de latex qui est ensuite projetée directe- ment sur le mur . Le tangible de la peau moulée devenu intangible une fois projeté n’en traduit pas moins l’inscription de la vision dans le toucher en nous immergeant dans un espace sensoriel qui nous enveloppe et en appelle à plusieurs sens. La sensualité latente de ces traces qui mettent en scène la texture de certaines parties du corps trouve ici son accomplissement dans une image devenue plan relief et qui convoque par l’usage du gros plan une matière charnelle. Hélène Marcoz entérine la fusion de l’image (produit d’une représentation) et de la photographie (objet physique de cette représentation), et en appelle alors à la «main de l’œil», pour reprendre l’expression de Paul Valéry dans ses Cahiers. Chez elle, l’ambivalence de la matière photographique se donne également à lire dans l’usage caractéristique qu’elle fait de la technique de la surimpression, appréhendée tantôt comme une accumulation vibrante, tantôt comme un retranchement transparent.

En effet, l’usage récurrent dans ses séries du processus de la superposition conduit Hélène Marcoz à faire de ses images de véritables concrétions de temps et d’espace. Le jeu de références que perçoit le spectateur dans ce rabattement constant entre le représenté et la représentation élargit les possibilités de sens aussi bien au niveau iconographique que plastique. C’est le cas par exemple dans Still alive où les diverses surimpressions qui permettent de voir ce qui est indiscernable à l’œil nu donnent une texture particulière à l’image produisant des effets de relief, de lumière et de mouvement impliqués dans la manière dont nous recevons les images. Les changements de texture peuvent déclencher une accélération ou un ralentissement, comme dans la série La nuit, vite !, suite d’images dont le temps de pose correspond à la durée d’un trajet. Du palimpseste temporel en jeu dans nombre des séries d’Hélène Marcoz découle un feuilletage sensuel, une épaisseur ou, pour reprendre les termes de Michael Fried, une forme de layeredness, une succession de couches. La surimpression permet de créer une profondeur née du fait sensoriel de la duplication, sa matérialité réduit l’aspect instantané de la photographie et l’entraîne vers une démarche où, comme dans la peinture, on procède touches après touches. On peut à cet égard rapprocher sa pratique d’autres photographes contemporains comme Jean-Luc Tartarin avec sa série Entre(s) ou Stéphane Couturier avec Les Nouveaux Constructeurs. Tous deux se réfèrent à la peinture dans une construction de l’image par strates, où se mêlent également parfois les matérialités de l’argentique et du numérique, afin de renforcer cette perception haptique du médium photographique. Hélène Marcoz joue du rapport à la tradition picturale sur un mode qui implique une métamorphose plastique et esthétique des modèles de référence. Matérialisant cet état d’entre-deux, l’effet de flou à l’œuvre en raison de la surimpression dans beaucoup de ses séries et plus particulièrement dans Au vent est tout à fait significatif d’une mutation possible de la matière. Le flou peut être considéré comme une création de matière spécifiquement photographique. Certains peintres, à l’instar de Gerhard Richter, s’en sont pourtant emparés afin de porter une réflexion sur une interaction possible des médiums où la photographie se fait déstabilisante par rapport à la matière qui surgit à la surface de la toile. Si le flou chez Hélène Marcoz est intrinsèque à l’usage de l’appareil, chez d’autres photographes contemporains, comme Charlotte Mano par exemple dans sa série Portraire, il provient aussi de la mise en œuvre d’un protocole – photographier des personnes derrière un voile – redoublé par l’utilisation de supports d’impression – papier japonais texturé – qui potentialisent le rapprochement avec le sfumato pictural.
Hélène Marcoz choisit un autre effet de matière connexe à la surimpression : le fondu. Cette technique plus cinématographique que photographique trouve ainsi une place importante dans la série photographique D’après qui interroge, entre autres, l’engagement du corps du visiteur dans la relation à l’œuvre. Figure de ponctuation et de démarcation, le fondu enchaîné marque, la plupart du temps, un enchaînement entre deux épisodes différents d’un film. Il ne se réduit presque jamais à la simple transition narrative entre deux séquences, mais possède une force figurative propre. Dans la grammaire cinématographique, il permet de changer de lieu, de lier intimement cause et conséquence, et a longtemps servi de point d’entrée ou de sortie d’un flash-back. Le fondu chez Hélène Marcoz amène l’image vers une autre signification, comme dans la photographie D’après José de Ribera où le saint Jérôme ne tient plus un crâne mais la tête d’une jeune fille spectatrice du tableau. Cette méditation autant sur la vie que sur la mort – à l’image d’ailleurs de Still alive qui se démarquait des Still life, des vanités classiques – inscrit dans la matière même de l’image une forme d’éternel recommencement. Le D’après d’Hélène Marcoz, s’il traduit une rencontre des temporalités de l’histoire artistique, n’a rien à voir avec le clin d’œil appropriationniste de Sherrie Levine dans sa série After. Après les esthétiques de rupture et d’insoumission des avant-gardes historiques, après l’esthétique de la résignation et de l’acceptation de la postmodernité, ce qui s’élabore dans cette démarche est peut-être une nouvelle orientation, ayant pour caractéristiques le métissage, l’hybridation des matières dans une constante pratique et analyse critique. L’espace et le temps apparaissent alors comme les matériaux de l’œuvre, des matériaux dont la traduction optique et tactile est justement ce fondu des images picturale et photographique l’une en l’autre. La photographe travaille une zone frontière aux limites de la photographie et de la peinture, où la réflexion sur la matérialité de l’image finit par prendre le dessus sur l’exploration iconographique.

En ce sens, la superposition proposée dans D’après attire l’œil du regardeur sur une partie précise du tableau où l’enchevêtrement du passé et du présent introduit une rupture. L’image nous capte et l’on observe alors que la matérialité qui en émane permet, comme le soulignait Florence de Mèredieu dans son Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain, «non plus de contempler l’image, mais de l’habiter». C’est la force centripète de cette zone de contact, de ce détail signifiant la rencontre entre le pictural et le photographique matérialisé par le fondu qui permet justement cet investissement de l’œuvre par tous les sens et impose au spectateur de vivre ce nouvel espace iconique sensoriel. On rappellera à ce sujet les transports éprouvés par Rilke dans Le Testament à la contemplation d’une reproduction de La Vierge de Lucques de Van Eyck, et dont Daniel Arasse, dans son merveilleux livre Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, reprend le récit : «Et tout à coup je désirai, je désirai, oh ! désirai de toute la ferveur dont mon cœur n’a jamais été capable, désirai d’être non pas l’une des petites pommes du tableau, non pas l’une de ces pommes peintes sur la tablette peinte de la fenêtre – même cela me semblait trop de destin… Non : devenir la douce, l’infime, l’imperceptible ombre de l’une de ces pommes –, tel fut le désir en lequel tout mon être se rassembla.» Cette matérialité fusionnelle agit comme un dévoilement. Dans la série d’Hélène Marcoz, le corps du regardeur est absorbé par le tableau et prend une dimension spectrale qui joue autant le rôle d’écran que de révélateur. Cet imperceptible du fondu, s’il fait écho à l’infime de l’ombre évoquée par Rilke, renvoie aussi à la matérialité ambivalente du diaphane, intermédiaire nécessaire entre l’œil et l’objet selon la définition d’Aristote dans De l’âme. Effleurement visuel, le diaphane signifie aussi, dans son emploi par Hélène Marcoz, un seuil que l’œil doit franchir, une image de l’entrevoir où se rejoignent le pictural et le photographique, la matière et la mémoire.

À cet égard, la matérialité que convoquent les photographies d’Hélène Marcoz met au jour cette « chair du monde » que pointait Merleau-Ponty dans Le Visible et l’Invisible et qu’incarne à dessein ce regard touchant.

Héloïse Conesa, 2020

©adagp-Hélène Marcoz