« En regard », le musée photographié par les photographes mêmes, Sonia Cheval-Floriant

Sonia Cheval-Floriant est docteur en sciences du langage et enseignante chercheuse à l’École Média Art de Chalon-sur-Saône

PRÉAMBULE
Cette note, par son titre, en appelle au Grand Verre de Duchamp (ou La Mariée mise à nu par ses célibataires, même, 1915-1923), plaçant ce qui va suivre dans le champ très vaste de l’art. Elle se veut de non-intention également, en référence aux tout aussi fameuses lettres de non-motivation d’un Julien Prévieux (2000-2007). C’est dans une double dérision et en guise de contestation sur «encore un texte sur» que je propose «En regard». Je remercie Jean-Marie Dautel pour avoir eu la gentillesse d’inviter à la table des spécialistes de la photographie ou des musées en France, les mêmes, une sémiologue : «Le musée, objet/sujet à image dans la photographie, de Baldus à nos jours». Le texte qui suit pour-suit. Car, hélas, rien d’original n’est à dire de plus au regard justement de la question posée. Tout a déjà été dit, écrit, consigné, cosigné. Vous l’aurez compris, ce texte a failli ne pas advenir. Je vais ainsi tenter d’inspecter et d’enquêter, en ouvrant ce regard au possible. Le texte commis prend ainsi place et accompagne l’exposition-intervention d’Hélène Marcoz au Palais des Beaux-Arts de Lille.

«Percevoir dans l’obscurité du présent cette lumière qui cherche à nous rejoindre et ne le peut pas, c’est cela être contemporains. C’est bien pourquoi les contemporains sont rares. Et c’est également pourquoi être contemporains est, avant tout, une affaire de courage…» (Giorgio Angamben.)

Dès les origines de la photographie, et quelques années après la proclamation publique de l’invention, photographier le patrimoine culturel national et le diffuser à un large public est apparu dans les promesses du médium. C’est avec la Mission héliographique de 1851 (1) que Baldus aura la charge, avec quatre autres photographes connus (Le Secq, Le Gray, Mestral et Bayard), de rendre compte en images des principaux monuments français. Il y a le désir de constituer un musée pittoresque et archéologique, adoubé d’un projet d’imprimerie photographique chargée des tirages sous forme de grandes planches. Signe de l’action de l’empereur Napoléon III et de ses ministères, cette commande répond pleinement au projet social de la Seconde République et à l’envie de poser la photographie comme outil moderne de propagande. La philanthropie est également de classe, soutenue par un milieu cultivé, aisé et mondain, avide de connaissances, s’adonnant aux belles lettres, à la peinture, aux beaux-arts, à la photographie. La question de savoir si la photographie fait partie des beaux-arts, si le photographe relève de la catégorie des artistes, est à évacuer.
Tous les photographes sont peintres. Francis Wey, écrivain à l’origine de la première Mission héliographique, est convaincu de la singularité du geste du photographe. Louis-Désiré Blanquart-Evrard à qui incombe le tirage des images de la mission n’aura de cesse d’affirmer que la photographie porte « le cachet de son individualité ». Les possibilités photographiques du médium contiennent la part de l’art. Photographier l’architecture, les chefs-d’œuvre, procède de l’histoire, du lien concret avec le noble passé et les temps héroïques.

Sur les quatre autres photographes de la Mission héliographique, seul Baldus, en charge du « Midi antique », couvrira en plus le projet architectural du Nouveau Louvre. De Baldus à Thomas Struth en passant par Hélène Marcoz, sans vouloir poser ici des bornes, que nous raconte cette photographie du musée, de ses chefs-d’œuvre, par les artistes mêmes ? Quelque chose se perpétue qui mérite une nouvelle attention.

Le chantier du Nouveau Louvre vu par Baldus répond aux enjeux esthétiques de l’époque. Derrière les tonalités douces, l’effet de tranquillité et de présence mystérieuse lié aux techniques d’alors, le musée, objet à photographier, impose un seul sujet, syncrétique, le photographe-spectateur. Photographier, c’est déjà regarder et s’aventurer là où personne n’est autorisé à aller ; sorte de privilège du photographe d’accéder en solitaire au (nouveau) musée, lieu d’accueil des chefs-d’œuvre par excellence, et d’attester. Le spectateur à qui sont destinées ces images, dans un temps différé, l’album ou le carton, a sans doute éprouvé cette position.

Pouvoir regarder l’œuvre en face (le musée, œuvre architecturale et patrimoniale) par l’entremise de sa reproduction, de belle facture et de grand format, collée sur carton et bordée de filets dorés rappelant les cadres de la peinture. Éprouver cette accumulation de temps contenue dans le musée-œuvre par la fixité de l’image donnée, depuis ce point unique où le spectateur se tient par procuration. La chose à parcourir lui arrive, lui parvient.

La monumentalité des vues – Baldus était passé maître dans le bricolage des négatifs –, leurs impossibles ciels (2), contraintes techniques chez tous, posaient le nécessaire arrangement avec le réel. «La contemporanéité est donc une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances (3).» Raphaël Dallaporta photographiant les images rupestres de Pont d’Arc a sans doute vécu la même expérience que Baldus : être missionné pour une œuvre d’utilité publique, certes, mais à portée universelle car assurant le passage à la transcendance pour tous. Le spectateur, dans la restitution immersive et collective qu’il en a faite, a pu se saisir de ce moment unique redonné par le photographe et ses acolytes ingénieurs : l’accès au lieu originel grâce à un fac-similé miraculeux que l’on imagine au plus près du réel, mais de fait trans- formé par une prouesse technique.
«La contemporanéité inscrit le temps, est quelque chose qui travaille de l’intérieur et transforme (4).» Car photographier les monuments revient à photographier les premiers dessins rupestres. C’est être là, dans la grotte, endroit majeur, sacré, confisqué au regard depuis les années 1960 et qui nous relie à notre propre humanité.

Si l’expérience de la visite des monuments français et de ce Nouveau Louvre est possible à un moment ou à un autre, celle de la grotte de Pont d’Arc ne l’est pas ou alors sous la forme de l’expérience de sa version factice. On peut et on doit croire que son emplacement dans la proximité géographique de la première opère la transformation. La grotte comme le Louvre sont des œuvres en soi. Le musée photographié par les photographes mêmes, c’est l’idée d’un moment insondable, immémorial, préhistorique, voire transhistorique.

Passé le seuil, nous voilà du côté de Thomas Struth, artiste allemand contemporain chez qui le spectateur est là dans la place, de dos, de face, de profil, simple élément figural d’une situation muséale figée. Dans la salle d’exposition, la galerie, il est une multitude, parfois un parmi les autres ; les œuvres sont dans une distance, celle que s’impose le photographe même. La neutralité des scènes et le parti pris du recul évident ne sont pas compensés par la couleur réelle des choses, des situations. Le désir d’une photographie stricte impose une forme de froideur. Le photographe, par l’impartialité de son propre regard, neutralise toute possible rencontre, sidération, éblouissement, et effets inverses. Tout le caractère indéniable de ce qui nous fait contemporains anachroniques d’œuvres du passé, comme l’a bien écrit Daniel Arasse (5), s’annule alors qu’il s’agit de se rapprocher, d’entrer en dialogue.

Passé le seuil, nulle rencontre, nulle stimulation, nulle impression vivifiante. L’austérité de la vue n’est pas contrecarrée par la proximité avec le point où se tient le photographe. L’exercice est strictement formel. La multitude est là, insignifiante ou sur-signifiée, comme dans les photographies de Martin Parr. Le choix de ne photographier que cette multitude se selfiant rend compte de la triste position du photographe. Ici et là, les salles des plus grands musées parisiens s’offrent à nous vulgairement ; tout cela est détestable. Nous voici propulsés du côté du vide et de la banalité. Et il en va de la responsabilité du photographe, incapable de partager lui-même autre chose que ce qu’il voit. Mais on n’y voit rien. «Ceux qui coïncident trop pleinement avec l’époque, qui conviennent parfaitement avec elle sur tous points, ne sont pas des contemporains parce que, pour ces raisons mêmes, ils n’arrivent pas à la voir. Ils ne peuvent pas fixer le regard qu’ils portent sur elle (6)

On sait que le spectateur a, aujourd’hui, de moins en moins le désir de croire en la possible puissance libératrice de l’œuvre et de son moment intermédiaire, l’image reproduite, œuvre virtuelle par excellence. Ou alors il est dans le fétichisme des foules ; ce qu’a seulement vu Martin Parr. Car la reproduction, par écran interposé à présent, pourrait lui suffire, les mises en abyme se succéder. Les photographies de l’allemand Thomas Struth font partie de ces images-là. Et c’est d’entrevoir qu’il s’agit.

Qu’y a-t-il en regard ? La transmutation ou transsubstantiation nécessaire n’arrive pas. La photographie du musée s’annule d’elle-même, le photographe endossant le rôle d’un être désabusé et indigne, ne croyant nullement en la possibilité de son médium. Il fait sienne la banalité, et son geste n’augure plus rien. Être contemporain, c’est aussi «neutraliser les lumières dont l’époque rayonne, pour en découvrir les ténèbres, l’obscurité singulière, laquelle n’est pas pour autant séparable de sa clarté (7) ».

La possible rencontre avec l’œuvre d’art depuis cette salle de musée photographiée n’advient pas. La photographie ne se fait pas l’antichambre de cette attente de l’œuvre, avant même la rencontre réelle et la possible révélation. Preuve par l’image.

La mise en lumière s’est éloignée du projet photographique des origines ou alors elle réactive la nécessaire documentation sur les choses, encore et encore, objectivement. La photographie des spectateurs devant les œuvres dans les musées reste un exercice tautologique, une simulation vaine, quand la mise en abyme n’aboutit pas, à supposer qu’elle ait prétendu fonctionner un peu.

À l’intellectualisme d’une photographie désolante ou désolée, un peu trop factuelle, qui ne peut faire du spectateur un sujet émancipé, voici cet autre regard. Quand Christian Milovanoff provoque les conditions de la rencontre et fait dialoguer, à travers Conversation pieces (8), ses 48 grands clichés de couleur sur la ville et les habitants de Pittsburgh avec des détails photographiques de portraits du XVIIIe siècle de la Frick Collection, une autre proposition se donne. Le musée s’ouvre sur un dispositif intelligent où le photographe offre sa propre relecture, met en jeu sa propre contemporanéité. La mise en abyme n’est pas irrévérence, elle répond à un nouvel ordonnancement de l’image de l’œuvre par le geste d’un autre artiste, le photographe. D’autorité, celui-ci imprime, fixe son regard ; le spectateur n’est plus assujetti ni à l’œuvre originale ni à sa reproduction puisque ici c’est le photographe même qui opère. C’est une re-visitation. Approcher l’œuvre par le simulacre d’un analogon presque parfait, indice de l’œuvre, c’est là que se tiennent l’enjeu de la photographie et ses promesses. Se rapprocher un peu de l’œuvre, faire l’expérience par l’image de ce que pourrait être l’œuvre, la faire arriver un peu à travers sa reproduction, même de main d’artiste, revient à provoquer une double expérience, un double désir. Grande leçon de Benjamin, la reproduction de l’œuvre n’annule pas son aura mais la stimulerait un peu à distance ; la seule vraie expérience reste l’œuvre ; l’expérience de l’œuvre est anticipée dans son image, sa reproduction, et c’est dans un aller-retour avec l’œuvre que cette expérience-là s’enrichit.

La reproduction de main de maître, redonnée dans le musée, ouvre alors le champ, constitue un regard. Par rapport au médium photographique, cela revient à imposer des conditions renouvelées, sciemment ou non, pour que nous soyons tous en coprésence dans un environnement autour de l’œuvre, propice à une nouvelle expérience, celle de l’œuvre par l’entremise d’un autre artiste qui décide de faire la conversation. Nous sommes ici loin des préoccupations apparues dès les années 1870, la légitimité de la reproduction photographique des chefs-d’œuvre et les notions plus tardives de musée sans mur, musée de papier, musée imaginaire, musée pour tous, musée virtuel aujourd’hui. Hélène Marcoz nous invite au musée de Lille à mener cette autre expérience, proche des Conversation pieces contemporaines de Christian Milovanoff, elle qui n’a de cesse de questionner les figures obligées (la fenêtre, le clair-obscur ou le trajet de la lumière, le temps, le mouvement et son arrêt, le rapport au spectateur). Cette croyance en ce que peut le médium et en la qualité d’intercesseur humble et sensible du photographe (et du cinéaste), c’est ce qui manque à une histoire du musée objet/sujet de la photographie. Michel Foucault (Les Mots et les Choses), par le récit analytique de l’expérience des Ménines, nous a fait vivre ce tableau dépassant de loin tous les artistes (Picasso et d’autres) qui en ont fait l’œuvre absolue à reproduire, à copier, dans un exercice pur de citation. Il nous a fait arriver depuis le lointain une scène cachée que l’artiste a eu la force de laisser ouverte pour les siècles à venir. Et il a fallu ses mots pour rendre cette double contemporanéité à celle du regardeur.

Autres mots, autre forme de re-visitation. Les réalisateurs Straub et Huillet, par le témoignage vibrant et stimulant de la rencontre à travers les mots, ô combien puissants, d’un maître, nous ont fait Une visite de Cézanne au Louvre (9). Le film reste un humble véhicule au parti pris affirmé, témoignage sensuel, vivifiant de l’incroyable présence des œuvres au musée, de la rencontre possible, de la colère, de la joie, de l’ennui, de l’attente satisfaite ou pas, du désir. C’est le maître qui regarde les œuvres et nous parle, incroyable rencontre.

Le film ou la photographie sont cet écran qui fait arriver l’image avant l’expérience de l’œuvre posée comme point d’origine. L’image existe entre « la chose » et «la représentation». «Notre expérience du monde, qui consiste toujours en une façon de pressentir le monde, se présente sous la forme d’image(s) (10).» En regard, d’une photographie du musée par les photographes, aujourd’hui, il manque la voix et le cœur. Non, ce n’est pas la lumière du soleil que l’on voit dans les photographies, c’est le mouvement de rotation de la Terre, nous dit Hélène Marcoz. Nous sommes vivants (11).

Sonia Cheval-Floriant, 2020

1. La Commission des monuments historiques, fondée en 1837, crée pour servir le grand projet national cette fameuse sous-commission photographique en charge de la Mission héliographique de 1851, avec pour membre notamment Prosper Mérimée.

2. Les ciels sont noircis à la mine de plomb ou à l’encre de Chine pour offrir un espace vide, propre. Car le négatif est sensible à la lumière bleue nécessaire pour rendre les détails du sol, des bâtiments, et sans cette manipulation les ciels sont surexposés, livrant des tons désagréables.

3. Giorgio Agamben, Qu’est-ce que
le contemporain ?
, Éditions Payot & Rivages, 2008, p. 11.

4. Idem, p. 2.

5. Daniel Arasse, «La contemporanéité anachronique de l’œuvre d’art». dans Peut-on apprendre à voir ?, Paris, ENSBA & L’image, 1999, p. 284-289.

6. Giorgio Agamben, Qu’est-ce ce que le contemporain ?, op. cit., p. 11.

7. Idem, p. 2.

8. Conversation pieces de Christian Milovanoff, série photographique de 2001, vue au musée Nicéphore Niépce de Chalon-sur-Saône, initialement montrée au Frick Art and Historical Center de Pittsburgh.

9. 48 minutes.

10. Joanna Zylinska, «Le monde comme appareil photographique : notes sur une photographie non humaine» dans, Drone. Le mois de la photo à Montréal, 2013, p. 162-173.

11. Ce sur quoi Arasse ou Agamben (contemporanéité anachronique, contemporain) trouvent Bergson (l’élan vital créateur), cité
par Zylinska, ou encore Sartre (la conscience imageante). Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, Une visite au Louvre, d’après un texte tiré de «Ce qu’il m’a dit», dialogue entre Paul Cézanne et Joachim Gasquet, chapitre du livre Cézanne de Joachim Gasquet, Paris, Les Éditions Bernheim-Jeune, 1921, nouvelle édition 1926.

©adagp-Hélène Marcoz