De l’espace-temps visible, Régis Cotentin

Régis Cotentin est docteur en arts et médias/études cinématographiques et audiovisuelles et chargé de l’art contemporain et de la programmation contemporaine au Palais des Beaux-Arts de Lille

Paysage(s), 1
2016-18, Projection vidéo en boucle (10′)

Hélène Marcoz est photographe et vidéaste. Elle est aussi maître de conférences plasticienne à l’École nationale supérieure d’architecture et de paysage de Lille. Passant indifféremment d’un média à l’autre, elle tente dans ses œuvres de donner une structure visible à la perception de l’espace-temps. « Depuis la découverte de la relativité, le temps est considéré comme la quatrième dimension de l’espace. Ces deux notions sont indissociables, mais, précise-t-elle, cela semble peu perceptible dans la vie quotidienne.» Ainsi, l’ar- tiste, dans ses images photo et vidéo en particulier, combine l’espace et le temps pour donner l’illusion de saisir l’invisible. Elle photographie le temps qui s’écoule et filme ce qui ne dure qu’un moment pour capter ce qui est imperceptible et en immortaliser la trace. Toutefois, la perception de l’espace-temps «semble varier, ajoute-t-elle, selon l’âge et l’avancée dans la vie». Elle résulte de l’expérience et d’un point de vue subjectif. «Face à ce constat, dit-elle, je cherche par l’image enregistrée, fixe ou en mouvement, à réagir à la complexité du réel et aux multiples perceptions qui en découlent. Ces considérations m’amènent à situer ma démarche dans les champs de la photographie et de la vidéo plasticiennes », ces deux médias offrant un cadre de représentation aux divers états de la perception de l’espace-temps. Dans cette perspective, les Paysages en vidéo d’Hélène Marcoz tentent de prendre «l’empreinte du temps sur la nature sous l’effet du passage des saisons et de la modulation de la lumière». Au préalable, l’artiste filme «pendant le cycle d’une année la métamorphose d’un même paysage». La réalisatrice entreprend ensuite le montage d’un «vidéorama», ainsi dénommé parce qu’il associe «plusieurs saisons simultanément. L’image est fragmentée en petites scènes, articulées entre elles spatialement mais temporellement désynchronisées, pour mettre en tension la relation de l’espace-temps.» Au terme de leur réalisation, « ces vidéoramas rejouent le processus de la mémoire en recons- tituant une narration à partir d’extraits juxtaposés». Spatialisant le sentiment de la durée vécue, les Paysages d’Hélène Marcoz matérialisent une philosophie du temps qui interroge le spectateur «sur son rapport au monde et sur la frontière mouvante, en fonction de la perception de chacun, entre le réel et l’irréel».

Le passage des saisons en direct simultané

Pour nous spectateurs, les vidéoramas semblent de prime abord très réalistes. Nous sommes devant l’image d’un paysage. L’endroit est calme. Le cours d’une rivière serpente au milieu des arbres. Les berges sont recouvertes d’une végétation luxuriante. La quiétude des lieux invite à contempler le spectacle de la nature. La lumière du jour est filtrée par les feuilles de la canopée. Les ombres se distribuent par rapport à la position du soleil que l’on devine haut dans le ciel. Notre œil surprend du changement dans un coin de l’écran, des fleurs sont apparues près du cours d’eau. Comment avaient-elles échappé à notre attention ? De curieux phénomènes ont lieu pendant que l’on s’interroge. La rivière ne réfléchit plus le bleu du ciel ; elle s’est soudain assombrie, ne produisant plus de reflets. Le ciel est pourtant dégagé et le soleil au zénith. Les grandes branches des arbres devraient s’y réfléchir en miroir, mais l’onde reste opaque, indifférente à leur présence. À peine remarque-t-on ce mirage des apparences que des oiseaux planent au-dessus de l’affluent. Leurs images, contrairement aux branchages, se reflètent dans l’eau, comme par enchante- ment. On découvre alors que les nuances qui papillotent à la surface sont différentes des couleurs du paysage. On constate aussi que c’est l’été d’un côté de la rivière et l’automne de l’autre. Les quatre saisons sont sur la même image. Des feuilles planent dans les airs avant de flotter sur l’eau. Ce détail indique que nous sommes effectivement devant une «image fragmentée en petites scènes, associant plusieurs saisons simultanément», et non en train de regarder le time lapse d’un paysage filmé durant une année. Le passage d’une saison à l’autre ne s’effectue pas en accéléré, mais dans un coin de l’écran puis dans un autre. Les fondus sont invisibles ; on distingue à peine que les choses changent. Hélène Marcoz précise en effet que « les transitions sont presque imperceptibles. Comme dans la vie, nous prenons conscience de la métamorphose lorsqu’elle est déjà passée.» L’œil voyage dans l’image, flânant entre les reflets dans l’eau, les effets de lumière ou le vol des oiseaux. Parce que le regard commence à s’évanouir dans les détails, il remarque que chaque partie du paysage évolue indépendamment l’une de l’autre. Les Paysages en vidéorama sont semblables à des peintures animées, où les saisons se mêlent entre elles, donnant l’impression de pouvoir observer le passage des saisons en direct simultané.

 Paysage(s), 1
2016-18, Projection vidéo en boucle (10′)

Des tableaux animés des quatre saisons

Les Paysages d’Hélène Marcoz invitent à une contemplation particulière. Leur lumière est aussi indisciplinée que les variations climatiques qui les définissent. Nous avons ainsi l’impression que le temps s’y écoule selon l’intensité d’instants volés lors des différentes saisons, qui apparaissent en fondu les uns à la suite des autres, les uns à travers les autres. Nous éprouvons alors la sensation d’un temps en boucle composé d’instants révolus se répétant sans cesse comme un jour sans fin. Nous observons la vibration d’un paysage plus que son évolution. Hélène Marcoz réussit ainsi à rendre compte du cycle saisonnier en donnant à voir le mouvement intime de la nature par phases, où les effets de lumière sont autant d’ombres portées du temps qui passe. Les Paysages modélisent à la fois le spectacle de la nature et sa temporalité. Pour le spectateur, ils représentent des «instantanés» des quatre saisons. Ceux-ci se compénètrent, se résorbent l’un dans l’autre et ne sont contraints par aucune limite de cadre. Le paysage passe d’un état à l’autre, sans logique apparente. Les «bouts de nature» qui affleurent à l’écran paraissent comme des phénomènes saisis par hasard.

Les Paysages d’Hélène Marcoz ne sont réels qu’à l’écran dans lequel ils se composent et se décomposent. Ils n’ont de durée propre que dans le flux des images. L’œil du spectateur arrange dans ce cadre sa propre logique d’apparition des effets d’incrustations et de transparences. Un motif se dégage d’un côté, une vision fugitive s’évanouit d’un autre. Quelque chose survient en réponse à l’imagination et se cristallise dans l’irisation de l’écran digital. Contemplant l’aléatoire, son regard cède à son désir de voir plus loin et croit en des révélations indécises dans ce palimpseste perpétuel de la nature et de ses saisons, donnant l’impression d’être devant un tableau vivant, qui joue avec la mémoire visuelle qui projette dans la matière vidéo la palette des peintres. Les Paysages d’Hélène Marcoz se révèlent être des tableaux animés qui réinventent la nature. Leur création s’inspire, de l’aveu de l’artiste, de la peinture. «Pendant un an, très régulièrement, j’ai filmé ces lieux, avec exactement le même cadrage, afin d’en recueillir une mémoire. Il s’agit bien de me fabriquer un vocabulaire, en l’empruntant au réel, de filmer sur le motif, pour ensuite écrire le scénario au montage, comme Le Lorrain, Poussin ou Corot travaillaient leurs toiles à partir d’esquisses réalisées au grand air.»

Une vision de paysage «prise sur le vif»

Au-delà des sources d’inspiration directes ou implicites, les vidéoramas sont des événements visuels qui condensent des «morceaux de temps» dans des «morceaux d’espace». Cette compression spatio-temporelle est de l’ordre de la sensation. Les Paysages ne restituent pas le cycle des saisons, mais saisissent la « présence » du temps dans la simultanéité des épisodes saisonniers. Dans ses vidéoramas, Hélène Marcoz renforce l’impression d’immanence du temps qui passe à travers des micro-changements, lesquels se vivent à même la matière de l’image. Dans ce climat de corrélations, l’artiste s’ingénie à relier les saisons entre elles dans le même cadre de représentation et sans césure à l’image. L’espace de l’écran et sa floraison d’événements réamorcent sans fin une sorte de pastorale visuelle. Les Paysages d’Hélène Marcoz «dénaturent» la réalité au profit du récit visuel. « Chaque morceau, dit-elle, émane d’une saison différente, et la juxtaposition de tous ces fragments donne à voir un espace anachronique, un paysage énigmatique, comme déréglé.»

En définitive, pour l’artiste, les vidéoramas sont des «palimpsestes de mutations à la fois subtiles et déroutantes». Pour le spectateur, ils avivent l’impression que le monde se dérobe en même temps qu’il s’offre aux sens, l’indocilité de la nature étant inséparable de l’enchantement qu’elle procure. Les différents motifs saisonniers affleurent à l’écran puis s’effacent dans un même mouvement ; les fondus enchaînés de leur apparition transforment en effet l’image en palimpseste. Chaque événement gomme le précédent puis s’évanouit dans le suivant. Rien ne marque son passage. Aucune trace ne subsiste. Finalement, le spectateur croit à l’apparition dans la nature d’un tableau de paysage, en image et son directs, une vision «prise sur le vif», avec le sentiment de participer au spectacle naturel, comme dans la vraie vie.

Régis Cotentin, 2020

©adagp-Hélène Marcoz